France – Buis-sur-Damville – Les Jardins d’Alain Passard (à Bois-Giroult) et ses légumes.
Tous les gastronomes ont son nom qui résonne au fin fond des oreilles : Alain Passard. Ce chef a collectionné les récompenses et les éloges au travers de la conquête des légumes, un Saint Graal gustatif largement sous-exploité avant lui.
Juste pour situer les distinctions obtenues par Alain Passard, son restaurant L’Arpège à Paris est gratifié de trois étoiles Michelin depuis 1996 et d’un 19/20 au Gault & Millau. Netflix lui a dédié le premier épisode de la série Chef’s Table France. Mais, à mon sens, la plus belle reconnaissance que le chef a obtenue, c’est celle de ses pairs : en 2016, 534 chefs étoilés du monde entier l’ont choisi comme meilleur chef du monde. Ces chefs ne sont-ils pas, au final, les vrais spécialistes, bien mieux placés pour juger que, par exemple, un directeur de guide gastronomique dont la note sera inversement proportionnelle au montant de l’addition qui lui serait présentée (ou non) ?
Alain Passard, l’artiste pluridisciplinaire
Le chef n’est pas qu’un chef de cuisine. C’est aussi un artiste pluridisciplinaire. Il joue du saxophone et sculpte des bronzes quand il n’officie pas derrière son piano de cuisine. Lors de mon repas chez lui, à Bois Giroult, la salle de réception était d’ailleurs décorée de ses créations dont ce bronze, intitulé « la danse des chefs ».
L’histoire gastronomique d’Alain Passard
Pendant longtemps Alain Passard fût connu comme un des meilleurs rôtisseurs. C’est d’ailleurs avec cet art qu’il a décroché ses trois étoiles Michelin. Mais, en 2001, cuisiner la chaire animale l’ennuie et le déprime. Il ressent cette impression d’avoir fait le tour du domaine. Ce sentiment est si fort qu’il envisage quasiment la possibilité de changer de métier. Et puis un déclic arrive avec l’univers, largement méconnu alors, des légumes.
Il pose alors un choix extrême, surtout pour un chef français : il décide d’abandonner complètement les viandes et les poissons et de se consacrer exclusivement aux légumes. Ce choix s’avère payant : Michelin décide de maintenir les trois étoiles de L’Arpège et le succès est au rendez-vous.
Sa cuisine de légumes est devenue sa marque de fabrique, son identité. Avec sagesse, il revient ensuite aux poissons et à la viande en les proposant raisonnablement dans ses menus comme, lors de ce repas, du turbot et émulsion de langoustine ou de l’agneau.
Qui dit légumes dit potagers
Cuisiner des légumes, c’est bien. Mais encore faut-il avoir de bons légumes. Pour Alain Passard, c’est même encore plus difficile : il lui faut les meilleurs légumes possibles. Il a donc décidé de les cultiver lui-même. Alain Passard a créé plusieurs potagers dont l’un dans son domaine de Bois Giroult (1h30 de Paris, en Normandie), un domaine qu’il a acheté il y a 16 ans et qu’il a entrepris de restaurer pendant 14 ans. C’était là que nous étions invités (on voit d’ailleurs le chef sur la photo ci-dessous).
Les potagers d’Alain Passard sont ses bébés qu’on doit chouchouter et surtout qu’on doit respecter au maximum : labour en traction animale (pour ne pas damer les sols), pas de pesticide, pas d’engrais chimique, création de points d’eau, des poules se promènent en liberté (sans mauvais jeu de mot : en tout petit au centre de la photo ci-dessous), on aménage ou protège des maisons pour la vie animale prédatrice des nuisibles (arbres, haies, talus,…),…
Le domaine Bois Giroult
L’objectif d’Alain Passard est d’obtenir des légumes 100% sortis de terre, 100% naturels et 100% de saison et veut que, derrière chaque légume, il y aie un homme ou une femme. Cela nécessite donc énormément de travail, d’’expérimentation mais, aussi et surtout, la reconnaissance du travail de ceux qui travaillent la terre. Alain Passard cherche à expliquer le savoir-faire des jardiniers. Ses légumes ont une provenance, une véritable carte d’identité.
Les jardiniers testent donc, par exemple, un système de culture en lasagne : plusieurs couches de végétaux : 30 cm de paille, 10-15cm d’herbe, du compost (un compost maison fait avec les épluchures du restaurant). Le tout se tasse avec le poids et on peut directement planter les légumes dedans.
Les cultures sont mélangées pour éloigner les nuisibles. Par exemple, de l’ail est planté entre les fraisiers pour repousser la pourriture grise. Pour éviter le ver de poireaux, c’est de la roquette qui est plantée.
Au final, 480 variétés de légumes sont cultivés.
L’idée est vraiment de la semence pour jusqu’à la récolte. Les cultures sont décalées de 6-8 semaines et les plantations sont également étalées dans le temps afin d’espacer les récoltes.
Pourquoi avoir son jardin ?
On pourrait se demander pourquoi le chef a choisi de développer son propre jardin au lieu de travailler avec des maraîchers (éventuellement des maraîchers exclusifs) ? La raison est très simple : ce faisant il décide de tout et surtout du moment où il faut cueillir. Il cherche à obtenir la maturation parfaite d’un légume ou d’un fruit, comme par exemple avec les fraises où cela se joue à la journée près.
Il peut aussi choisir de déroger à ce qui se fait habituellement. Par exemple, sur certains plats, il aime cueillir l’ail nouveau pour obtenir un goût plus délicat, ce qu’on a ressenti sur cette mise en bouche fromage de chèvre, ail doux, coriandre.
Le chef a une philosophie avec ses légumes : il ne veut pas pas de prêt à porter mais du cousu main. Le légume doit être élevé au rang d’un grand cru. Les légumes d’Alain Passard ne connaitront donc jamais le frigo : ils sortent de terre à 8h le matin et sont servis au client à 20h le soir. Le chef est convaincu que cela fera la différence sur le goût mais aussi sur la couleur, la texture et le parfum. On ne s’étonne donc pas, chez lui, de trouver la cueillette du matin prête à être travaillée.
Pousser les choses jusqu’au bout
Comment aller plus loin qu’avec un jardin où on gère ses légumes de la semence à la récolte minute ?
Et bien avec deux jardins par exemple. Le terroir a son importance. Dans le monde du vin, les vignerons ont déterminé au fil des siècles quel cépage donnait le meilleur résultat sur quelle parcelle. Alain Passard fait de même, comparant ses jardins pour déterminer le lieu de production optimum par légume. Les mêmes semences sont plantées en même temps dans les deux jardins et puis les légumes sont récoltés plus ou moins en même temps. La dégustation comparative, d’Alain Passard et ses jardiniers, détermine ensuite quel légume sera produit sur quel terroir. Selon que le légume préfère un sol argileux ou sablonneux, on le produira à Fillé sur Sarthe où à Buis-sur-Damville.
A l’heure actuelle, c’est la mode pour un chef d’avoir son jardin. Mais avoir deux jardins, plus de dix hectares, dix jardiniers à temps plein et qui produit cinquante tonnes de légumes par an, cela reste unique.
Le légume au centre de l’assiette
La cuisine d’Alain Passard est unique dans le sens où c’est très rare en cuisine de mettre le légume au centre de l’assiette. Mais qu’on se comprenne bien : il ne s’agit pas de mélanger quelques légumes crus vite fait bien fait pour des clients végétariens-végans. Il s’agit d’une démarche qui suit une profonde réflexion. Un légume, à l’instar d’une viande peut se fumer, griller, flamber et même cuire en croûte de sel comme il le prouve sur ce plat. La texture est juste incroyable et unique. On a presque la mâche d’un tartare de bœuf. C’est le genre de plat qui change la perception que vous avez des légumes.
Je suis, en général, incapable de me contenter de légumes lors d’un repas. Je sature très vite et j’ai l’impression d’avoir l’estomac vide. La faim se fait également sentir après quelques heures. Mais Alain Passard, dans son approche, arrive à tromper les sens et l’intellect. Ses assiettes confèrent donc un sentiment de satiété et de plénitude.
La façon dont Alain Passard crée ses assiettes
Le chef aime dire que les accords se font tout seuls. La nature a écrit les plus belles choses de la vie et elle est un lieu unique de création. C’est elle qui choisit quand un produit arrive à maturité et, de ce fait, c’est elle qui compose. Il ne reste donc plus au chef qu’à lire la grande partition écrite par Dame Nature.
Le chef raconte sa vision avec beaucoup de poésie : dans son jardin trônent des pêchers remplis de belles pêches bien mûres. Une des pêches tombe et va se loger parmi les haricots verts. Voilà, les accords d’un plat sont faits.
Lors de ce repas, la nature avait inspiré Alain Passard avec une composition autour des carottes, chou rave navets betterave et émulsion miel citron.
Le chef joue du saxophone et aime le jazz. Et cet amour de la musique se retrouve en partie dans sa façon de cuisiner. Il ne note jamais de recette et s’oblige toujours à chercher, à innover et à avancer. C’est compliqué mais c’est sans doute aussi ce qui donne la motivation d’avancer encore et toujours.
Il aime d’ailleurs s’entourer de jeunes créatifs, de personnes qui savent s’affranchir des cahiers de recettes. D’ailleurs, comme il le dit, il n’a pas le choix : c’est le jardin qui donne son tempo.
La simplicité des assiettes
Les assiettes d’Alain Passard semblent simples. Lui-même entretient cette légende personelle quand, poétiquement, il évoque son processus créatif. Mais, on ne le sait que trop bien, la simplicité est une des choses les plus techniques et les plus compliquées à obtenir.
Je reste convaincu qu’un des secrets du chef réside dans le fait de ne pas trop en faire. Trop de saveurs tuent les saveurs : après un certain nombre, on ne reconnaît plus ce qu’on mange (ce qui peut d’ailleurs être parfois le but recherché si le produit n’est pas d’une très grande qualité). Alain Passard se limite donc à trois ou quatre saveurs, bien dosées mais surtout bien assaisonnées comme avec cette mousse de Livèche, ortie et pesto de roquette. Un plat très végétal et marqué par l’amertume.
Mais le meilleur exemple est probablement la tarte bouquet de roses. Alain Passard souhaitait faire ce plat de façon tout à fait différente, en y apportant des influences en provenance de la couture et de la peinture. Il se plaçait donc dans un monde totalement créatif et, ce faisant, il a trouvé une nouvelle technique, donnant à la pomme une autre dimension. La texture unique l’a fait entrer dans un autre espace : on redécouvre ce plat qu’on connaît pourtant tous.
Aller jusqu’au bout des choses
Tout comme les génies qui improvisent, cela donnera parfois des chefs d’œuvre, parfois des choses à améliorer. Je pense qu’il y a d’ailleurs chez lui une remise en question constante, un questionnement sur le « comment encore améliorer le plat ». Une des forces d’Alain Passard, c’est que son questionnement semble global. Beaucoup de chefs se limiteraient à chercher comment changer la cuisson ou l’assaisonnement. Je pense qu’Alain Passard va plus loin : il s’interrogera sur la pertinence de changer de sorte de légume, de le cultiver sur un autre potager ou d’y amener un autre mode de culture.
Je devine que certains se disent déjà : « Mais oui bien sûr….encore du bla bla bla pour donner une bonne image ». Ceux-là connaissent visiblement bien le monde du journalisme gastronomique. Mais, de mon côté, c’est le genre d’affirmation que j’aime « challenger » et, ce faisant, on comprend vite que la philosophie d’Alain Passard n’est pas qu’une suite de mots sur papier mais réellement une manière de vivre.
A l’Arpège, Alain Passard propose une recette de cassoulet où les fèves sont remplacées par des mini pommes de terre. Différents essais ont été faits par le jardinier : culture en terre sans butée, culture dans un sillon juste recouvert de paille ou encore culture classique en pommes de terre butée. L’idée de l’essai avec la paille est de pouvoir l’écarter facilement pour atteindre le pied mère, couper les bébés pomme de terre et ne pas abîmer le plant mère en espérant qu’il puisse continuer à produire.
La partie recherche et développement va encore plus loin. Le jardinier en chef a pour projet d’implanter un goût à un légume de par sa culture. Il travaille sur la meilleure façon de cultiver un produit en complétant son alimentation par un autre (de façon toujours 100% naturelle), pour que la plante l’assimile et que cela passe dans les semences. Soigner l’alimentation d’un animal pour avoir la plus belle viande possible est une pratique très ancienne. On songera aux porcs Ibérique nourris en plein air de glands et dont le jambon Pata Negra a des saveurs de noisette en bouche. Appliquer la même idée avec des légumes est tout bonnement révolutionnaire. Je suis impatient de voir ce que cela donnera.
Chez Alain Passard ou à l’Arpège
Un ami m’interrogeait sur la différence entre un repas chez Alain Passard ou à l’Arpège. Difficile pour moi de répondre vu que je n’en connais qu’un des deux et que la question est complexe. On ne peut comparer en effet que ce qui est comparable.
D’un côté, le plat qui m’a vraiment transcendé comme rarement, c’est la tartelette aux pommes bouquet de roses, un plat phare servi d’ailleurs à l’Arpège et dont le chef est particulièrement fier.
De l’autre côté, la rencontre avec le chef dans son domaine et complètement à son aise ne se serait sans doute pas produite comme cela à l’Arpège. Un grand menu dans un grand restaurant, cela s’achète. Une belle rencontre, cela n’a pas de prix.
Conclusion
Alain Passard est un chef qui reste les pieds sur terre, sur ses terres, celles de ses jardins. Il y cultive ses légumes qu’il élève au rang d’œuvre d’art dans ses assiettes. Chez Alain Passard, le légume quitte donc le rôle d’accompagnement pour se retrouver sur le devant de la scène. Ce faisant, et réussissant comme il réussit, il modifie la vision que les gens ont des légumes et leur rend ses lettres de noblesse.
Pour en savoir plus, voici quelques livres d’Alain Passard:
Tout autant que sa cuisine, c’est l’homme et sa simplicité qui m’auront marqué. Alain Passard est charismatique. Pas le charisme d’un gourou qui voudrait créer ou étendre sa secte mais plutôt le charisme naturel d’une personne entière, sincère et passionnée. C’est le genre de personne qui tire vers le haut son entourage et qui les emmène vers ses sommets. Il ne cherche pas à profiter des autres mais vit pour le partage, que ce soit des partages culinaires ou des partages relationnels. Etre reçu chez lui, dans son domaine Bois Giroult, est donc un privilège rare dont je me souviendrai longtemps.
Menu au domaine Bois Giroult chez Alain Passard
Fromage de chèvre,ail doux, coriandre
Oeuf poché, crème 4 épices
Mousse de Liveche et ortie pesto de roquette
Carottes choux rave navets betterave, émulsion miel citron
Carpaccio de navets et radis, huile de noix, cerfeuil
Taboulé et pesto de roquette
Ravioles aux poireaux et menthe chocolat
Tartare de betteraves blanches, moutarde et tapenade
Présentation des asperges à la verticale
Potiron, chantilly à l’ail
Turbot, émulsion de langoustines
Agneau, tombée d’épinards, huile de poire
Fromages
Tarte aux pommes bouquet de roses, sauce caramiel
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